Des Yogis et des Hommes
Pierre Feuga (Infos Yoga n°26)
« Il y en a qui yamaniyamisent du matin au soir et il y en a qui se fichent des yamaniyama.
Il y en a qui occupent une heure de yoga avec trois postures et il y en a qui enchaînent soixante postures à la demi-heure.
Il y en a qui inspirent de bas en haut et d’autres de haut en bas.
Il y en a qui se dopent au kapâlabhati et il y en a qui au bout de cinq respirations prennent un air de héros fatigué.
Il y en a qui méditent à l’aube, d’autres le soir, certains tournés vers l’Est, d’autres tournés vers eux-mêmes, et d’autres qui ne méditent pas du tout, et d’autres qui croient méditer. Il y en a qui s’ennuient en méditant et il y en a qui ne savent pas qu’ils s’ennuient en méditant.
Il y en a qui beuglent des mantras, d’autres qui bricolent dans le tantra, d’autres qui dessinent des yantras, et d’autres qui confondent mantras, tantra et yantras ;
Il y en a qui savent le sanskrit, d’autres qui font croire qu’ils savent le sanskrit et d’autres qui s’imaginent qu’en Inde tout le monde parle sanskrit.
Il y en a qui sont allés en Inde, je veux dire dans un ashram en Inde, et d’autres qui ont peur d’aller en Inde, dès fois que l’Inde ne ressemble pas à l’Inde.
Il y a des gouroulogues, des gourouphiles, des gouroulâtres, des gouroulacâriatres, des gouroumaniaques, des gourouphobes, des gouroupathes, des gouroucides, des gourouphages et il y aurait même encore quelques gourous.
Il y en a qui ont lu les Yoga-sûtra et qui regardent de haut ceux qui n’ont pas lu les Yoga-sûtra. Il y en a qui font semblant d’avoir lu les Yoga-sûtra, d’autres qui en ont lu un résumé. Il y en a qui les confondent avec les Kâma-sûtra.
Il y en a qui sont pour les écoles – écoles du Nord, écoles du Sud, écoles du Nord-Ouest, du Sud-sud-ouest, Cachemire du XIIème siècle, Bihar du XIVème siècle, jaïnisme de la Main gauche… - et d’autres qui sont contre les écoles (à bas le système, vive la spontanéité !) et d’autres qui disent que toutes les écoles se valent, tout est dans tout n’est-ce pas, et ceux qui changent d’école tous les deux ans et ceux qui ne supportent pas qu’on change d’école.
Il y en a qui ont six chakras dont trois ouverts, et d’autres sept, quatorze ou soixante-quatre, et tous ouverts ou bien alternativement, et puis qui peuvent ouvrir les chakras fermés des autres, ou bien fermer leurs chakras ouverts, attention pas de fausse manœuvre. Et puis il y a les malheureux qui n’ont jamais senti en eux le moindre chakra et n’osent pas l’avouer, sauf quand ils font un rebirth.
Il y a ceux qui combinent yoga et rebirth, yoga et psychanalyse, yoga et karaté, yoga et poterie, yoga et chasse-à-courre.
Il y a ceux qui ne cuisinent qu’au ghee, qui mastiquent cent huit fois leurs graines hyper complètes ou bien qui les avalent le plus vite possible, bon débarras, il y en a qui jeûnent et qui le font savoir, qui se purifient et vous le font sentir, qui craignent plus que tout de se réincarner en cochons. Et puis ceux qui mangent des côtes de bœuf en cachette et s’envoient un coup de rouge en se demandant avec une angoisse délicieuse si cela alourdira leur karma.
C’est que oui-da il y a les obsédés du karma comme il y a les fanas du mûla-banda, des fondus de l’uddiyana, des frappés du jâlandhara, des forcenés de la bhastrika, de vieux babas enragés de mudrâs, flottant dans le samsâra et dans l’odeur du ganja ;
Comme il y a des yoginîs fumeuses de bidis, frétilleuse de la kundalinî, expertes en nauli, friandes de samâdhi, goûteuses d’amaroli, virtuoses en sahjolï, qui se font appeler Shakti lorsqu’elles s’unissent à leur Shiva, le samedi soir après le yoga, pour faire maithuna, yab-yum et youp-la-la. (Mais il y en a d’autres qui voudraient bien savoir à la fin ce que c’est que maithuna et ça les énerve.)
Oui, et ainsi va le samsarâ, et vive Mâyâ qui n’existe pas, si l’on en croit Gaudapâda.
Il y a des hommes qui se prennent pour des yogis, il y a des femmes qui se prennent pour des yoginîs, il y a des souris et des hommes, des souris et des yogis, et puis, Shiva-Parvati soit loué, il y a des hommes et des femmes qui ne se prennent pour rien, et que le yoga prend dans ses bras et porte doucement, tendrement, et emporte vers là-bas, qui est déjà ici, et c’est si beau alors et c’est si simple, le yoga. »